CONTE DE NOËL
En cette fin de journée du 24 décembre je quittai mon refuge de province et fonçai sur les petites voies champêtres en direction de la prochaine entrée d'autoroute menant vers la capitale. Comme tous les ans je partais assister à la messe de minuit à la cathédrale Notre Dame rejoindre mes pairs, gens distingués et importants de la scène parisienne. Je me faisais un devoir mondain de me mêler à cette assemblée hautaine en perpétuelle représentation. Il fallait qu'en société choisie l'on me vît, que parmi les personnalités de mon espèce ma présence fût remarquée, applaudie.
Bref, imitant les notables de mon rang, le spectacle de ma vie ne devait jamais s'arrêter.
Tout à ces pensées futiles, je roulais dans la nuit. Une neige fine et abondante se mit à tomber. Très vite la campagne blanchit et je dus bientôt ralentir. La chute de la poudreuse redoubla d'intensité. Je ne reconnus pas ma route, fis demi tour, faillis choir avec mon véhicule dans le fossé avant de m'engager dans une fausse direction... Egaré entre champs et bois à trois-cents kilomètres de la Seine, seul dans ce paysage glacé, âpre et magnifique, loin des projecteurs et du tapage de la cité, imperceptiblement je sentis naître en moi une immense lassitude pour cette existence superficielle que depuis toujours je menais.
La roue de ma berline dérapa, puis s'enlisa dans l'écume. Bloqué au milieu de nulle part, je décidai de rejoindre à pied la première habitation venue pour y demander de l'aide. Une lampe attira mon regard. Elle émanait de l'église d'un hameau anonyme. J'entrai dans ce refuge, réconforté à l'idée d'y trouver secours et chaleur. Là, je fus saisi par un spectacle à la fois misérable et grandiose : à la lueur de quelques cierges cinq ou six fidèles aux crânes gris et aux épaules voûtées priaient avec ferveur avec le curé, et de cette rustique assistance s'élevait une cantate. Le choeur chantait faux tout en grasseyant avec force... Devant cette scène navrante et sublime d'un autre siècle, j'oubliais tout : la voiture embourbée, les amis qui m'attendaient dans la Babel illuminée, mes devoirs mondains... On ne fit guère attention à mon arrivée silencieuse. En me réchauffant les mains, je demeurai au fond du pieux édifice à observer discrètement ces chanteurs maladroits et touchants.
Puis l'air prit des allures plus solennelles : un gosse dont je n'avais même pas remarqué la silhouette -si bien enfouie parmi ces vestes sombres et ces fronts ridés- mêla sa voix juvénile au morne concert. Son timbre de cristal domina peu à peu les cordes usées des vieillards qui, les unes après les autres, finirent par se taire. Le chant solo du jeune garçon résonna dans la semi-clarté, pur. L'expérience de la Beauté me figea. De temps à autre on pouvait entendre dehors quelque rafale de vent faire trembler un vitrail. Certes le bambin à la gorge d'ange ne semblait pas maîtriser parfaitement les règles élémentaires de la prosodie, mais qu'importe, c'est son âme qui vibrait.
Submergé par des sentiments inédits et suprêmes, j'assistai jusqu'au bout à cette liturgie de pauvres.
Paris et ses séductions frelatées, Paris et ses feux mensongers, Paris et ses hôtes vaniteux n'existaient plus : j'étais aux anges sous ce clocher sans fard. Asile de la piété simple et sincère, aux antipodes des ors de Paname, on brayait près de cet autel. Mais on priait avec coeur.
Je passai dans la chapelle de cette localité perdue dont j'ai oublié le nom, la plus précieuse de toutes les fêtes de la Nativité, en compagnie de ces flammes vives aux faces humbles.
Après la cérémonie un veilleur m'aida à sortir mon automobile de son ornière, si bien que je rejoignis tardivement la si mal nommée "ville-lumière", définitivement désillusionné sur ses artifices vides de sens et d'éclat véritable.
C'était il y a plus de trente ans.
Certain de n'avoir pas rêvé, pendant longtemps j'ai essayé de retourner dans ce patelin, passant et repassant par tous les chemins possibles mais jamais, jamais je n'ai pu retrouver ce lieu qui depuis plus de trente ans me hante. Depuis, chaque soir du 24 décembre une mystérieuse nostalgie me gagne lorsque je me remémore ces vieilles personnes, cet enfant, cette célébration de Noël sous la nuée nivéenne, hors du monde, étrange et belle.
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